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Antoine Béclère 

    Le Monde,

 20 Avril 2004   

 

 

 

Conçue aux heures sombres de l'Occupation, esquissée par le Conseil national de la résistance (CNR), mise en œuvre à la Libération dans un consensus national, la Sécurité sociale constitue, depuis plus d'un demi-siècle, l'un des piliers de la société française. Sans elle, l'unité nationale, le consensus démocratique et la paix sociale seraient en danger. L'assurance-maladie est le volet majeur de cet édifice.

 

Conscient de la mission éminente qui incombe ainsi à la Sécurité sociale, le Club Vauban a ressenti la nécessité, après la publication du diagnostic partagé du haut conseil présidé par Bertrand Fragonard sur la problématique de l'assurance-maladie, et avant les propositions annoncées par le gouvernement, de parvenir à un constat politique minimum commun.

Bien entendu, il ne s'agit pas de faire cautionner la politique de la majorité par l'opposition, ou vice-versa, mais de rappeler qu'au-delà des intérêts partisans immédiats s'impose un intérêt général qui engage à terme les formations politiques appelées à assumer, à un moment ou à un autre, au gré de l'alternance, la responsabilité des grands problèmes de notre société.

On notera que c'est ce pragmatisme sans complaisance qui a permis à l'Allemagne de trouver un accord sur une première réforme entre sa majorité de gauche et son opposition de droite sur l'évolution de son système de santé.

Le Club Vauban n'a la prétention de se substituer ni à la gauche ni à la droite dans la définition des modalités de la réforme. En revanche, sur un sujet qui préoccupe légitimement l'immense majorité des Français, il lui paraît utile de soumettre ses "quatre vérités" aux réflexions de nos concitoyens.

Première vérité : la dérive déficitaire dramatique de l'assurance-maladie mène la Sécurité sociale à une catastrophe programmée.

Avec 10 milliards d'euros de déficit en 2003, 20 000 euros de déficit supplémentaire chaque minute, notre système de santé est en péril de mort. Si cette vérité du rapport Fragonard n'est évidemment pas agréable à admettre, encore moins à afficher, il est clair pour autant qu'on ne peut plus aujourd'hui se contenter des rafistolages pratiqués depuis 1976.

On ne sauvera pas la Sécurité sociale avec du sparadrap. C'est dire que, d'urgence, s'impose une vision stratégique pour assurer, dans la durée, la sauvegarde d'un système aussi vital pour l'équilibre de la nation.

Deuxième vérité : le retour à l'équilibre est affaire de longue haleine. Aussi faut-il, sans tarder, engager la réforme. De Michel Rocard en 1988 à Jean-Pierre Raffarin en 2003, il aura fallu quinze ans pour ne faire qu'amorcer la réforme des retraites. Qui peut croire qu'on puisse, en six mois, réformer l'assurance-maladie ?

Certes, depuis 1789, les Français rêvent de révolutions qui, d'un coup, régleraient, par miracle, les problèmes insolubles et permettraient d'offrir le confort de la coexistence entre le beurre et l'argent du beurre. Hélas ! Le "grand soir fiscal" ou le "grand soir social", trop souvent annoncés ou promis, ne sont que des litanies lénifiantes pour bonnes consciences.

Pour ce qui touche à l'assurance-maladie, rien ne serait pire aujourd'hui que de mettre le chaos dans le système médical ou de l'aggraver à l'hôpital. La refonte de l'assurance-maladie, volet majeur de la protection sociale, ne peut être que méthodique, lente et progressive. Elle doit surtout être acceptée par le plus grand nombre grâce à une pédagogie simple, pragmatique, dégagée des dogmes et des intérêts électoraux immédiats. Les Français ne suivront que si on leur dit toute la vérité, et si les solutions s'imposent d'elles-mêmes, parce que justes et logiques. L'urgence n'est en rien exclusive de la concertation, et rien ne serait pire que de faire voter aujourd'hui, dans le tumulte, des lois inévitablement vouées à être annulées à la première alternance. L'assurance-maladie a trop d'inertie pour supporter des coups de barre brutaux. Elle appelle des efforts patients et continus.

Troisième vérité : le cadrage effectif des dépenses de santé nécessaire à leur maîtrise implique d'abord que les priorités soient clairement établies. Il implique également que, concomitamment, soient traqués la surconsommation et les gaspillages, et qu'il soit fait appel, à cette fin, à l'ensemble des acteurs, parties prenantes du système existant : professions médicales, auxiliaires, patients.

Dans les pays développés, où le pouvoir d'achat et la durée de vie augmentent, les deux catégories de dépenses des ménages qui croissent plus vite que la moyenne sont la santé et les loisirs, au détriment des deux éléments qui évoluent le moins vite, l'alimentation et l'habillement.

Si le Conseil national de la résistance (CNR) et le général de Gaulle avaient choisi, à la Libération, de rembourser l'alimentation plutôt que la santé, les excédents seraient aujourd'hui considérables ! Bien au contraire, il faut considérer que l'enchérissement du coût de la santé procède de manière incontournable de l'allongement de la durée de la vie, environ un trimestre par an, hors canicule, comme du progrès des techniques médicales et pharmaceutiques.

Pour autant, tout doit être mis en œuvre pour réduire les gaspillages, par exemple les consultations à tout propos, les examens dupliqués, le recours à des thérapies aussi coûteuses que sans effet réel, et cela est une condition absolue du maintien de notre système d'assurance-maladie, sans pour autant écorner la compétitivité de notre économie.

Quatrième vérité : pour casser la dérive déficitaire actuelle, on ne peut plus s'en tenir au vote annuel par le Parlement d'un objectif, l'Objectif national des dépenses d'assurance-maladie (Ondam), qui demeure lettre morte. Il faut bien évidemment agir à la fois sur les recettes et sur les dépenses.

Pour ce qui touche aux recettes, il est clair que le système a besoin d'une gouvernance responsable, fondée avant tout sur le fait qu'il n'est pas raisonnable de continuer à mettre des dépenses courantes à la charge des générations futures, ce qui revient, comme le soulignait récemment le gouverneur de la Banque de France, à faire payer notre pain quotidien par nos petits-enfants.

Pour ce qui concerne les dépenses, il est clair que le sentiment de la gratuité totale, même s'il est indispensable de maintenir celle-ci au profit des catégories les moins favorisées, doit faire place au sens de la responsabilité chez tous les acteurs, le corps médical, les auxiliaires, les patients eux-mêmes pour lesquels il n'est pas d'autre modalité concrète de responsabilisation individuelle que celle d'un minimum de paiement à leur charge, dans le contexte d'une réelle mutation des comportements qui reste à accomplir.

Énoncer ces quatre vérités ne vaut critique ni du gouvernement actuel ni de ceux qui l'on précédé. A un moment aussi inquiétant pour le bien-être et l'unité de la nation, tout règlement de compte serait hors de propos. Les Français, au contraire, exigent de leurs responsables qu'ils sauvent pour de bon l'avenir d'un système de santé auquel ils sont tous attachés, au-delà, à tout moment, de l'existence d'une majorité et d'une opposition, comme de tous les intérêts catégoriels concernés. Une démocratie forte et consciente doit ainsi pouvoir compter sur le courage politique et le bon sens de tous ses élus républicains pour faire prévaloir l'intérêt général.

Antoine Veil est président de la société AV consultant. il s'exprime au nom du club Vauban, qui regroupe des personnalités de droite et de gauche.

 

Entretien avec Alain Coulomb,

 directeur général de l'Agence nationale d'accréditation et d'évaluation en santé.

Quelle analyse faites-vous de l'appel lancé par le mouvement de la coordination nationale de défense de l'hôpital ?

L'erreur serait de ne pas entendre cette plainte, ce symptôme qui dit la souffrance des professionnels de santé qui adhèrent à ce mouvement

L'erreur serait aussi de sous-estimer ce phénomène, de nier ce qui résulte d'une crise d'identité de l'institution hospitalière. Pour autant, il ne s'agit pas d'adhérer à une analyse qui est, sinon fausse, du moins critiquable. Nous disposons en effet depuis peu d'éléments objectifs qui permettent d'enrichir le débat et d'en finir avec un certain nombre de clichés.

 

Quels sont ces éléments ?

Ils résultent du travail mené par l'Agence nationale d'accréditation et d'évaluation en santé (Anaes), que je préside depuis dix-huit mois. Cette agence, créée en 1996, a notamment pour mission d'évaluer la qualité du système de distribution des soins hospitaliers. Nous évaluons et accréditons 700 établissements par an. Contrairement aux lieux communs, la crise dont souffrent les établissements hospitaliers ne trouve pas son origine dans un conflit entre public et privé, entre les structures riches et les plus démunis, entre les grandes et les petites ou entre celles qui prennent en charge des affections aiguës et celles qui s'occupent de psychiatrie ou de maladies au long cours. On pourrait imaginer que la situation est meilleure dans telle région, ou qu'il vaut mieux travailler dans un centre hospitalo-universitaire. Ce n'est pas le cas.

Des leçons peuvent-elles être tirées de vos observations ?

Nous avons identifié un groupe d'établissements de santé publics et privés qui, au regard de l'évaluation de la qualité des soins dispensés, se situe dans un peloton de tête. Leur caractéristique commune est qu'ils bénéficient d'un management - et particulièrement d'un management médical - qui permet de faire vivre ensemble des professions différentes et des logiques parfois contradictoires. Osons une métaphore physique : dans ces établissements, l'énergie déployée produit davantage de partage que d'échauffements. Avec les mêmes contraintes juridiques et financières, certains parviennent à faire mieux. On y trouve une forme de paix sociale, de dynamique de groupe soignant et d'adaptation au changement.

Il existe certes une crise générale de l'hôpital, mais elle n'est pas gérée et subie par tous et partout. La désespérance n'est pas fatale, et les moyens de réagir ne s'expriment pas seulement en millions d'euros.

Pour autant, contestez-vous les difficultés des soignants ?

Ces abcès existent et on aurait tort de les ignorer. Je suis toutefois persuadé que les difficultés sont plus grandes dans les établissements offrant des soins de moindre qualité ou mal organisés. J'ajoute que les turbulences du monde hospitalier ne peuvent être comprises sans regarder les changements de notre époque.

Lesquels ?

Les malades changent, les maladies dont ils souffrent changent, ceux qui soignent changent et les techniques diagnostiques et thérapeutiques ne cessent d'évoluer. Tous ces bouleversements sont rapides et brutaux. L'hôpital souffre de n'avoir pas su anticiper. Les malades hospitalisés sont à la fois plus exigeants et mieux informés. Notre système hospitalier a été bâti sur la prise en charge des soins aigus alors que nous commençons à devoir prendre en charge majoritairement les pathologies chroniques, notamment en raison du vieillissement de la population. Tout cela bouleverse les relations médecin malade, les approches thérapeutiques, l'articulation entre l'hôpital et la médecine de ville.

Cette dernière vit d'ailleurs une crise au moins aussi profonde que l'hôpital. Ajoutons que les professionnels de santé ont des revendications sur le temps de travail, les loisirs et les rapports hiérarchiques, similaires au reste de la société. On pourrait regretter que la pratique de la médecine perde une partie du caractère sacré qu'elle a pu avoir par le passé, mais c'est ainsi.

Quels remèdes prônez-vous ?

On peut entendre la plainte des membres de la Coordination nationale de défense de l'hôpital, mais on ne peut pas laisser dire n'importe quoi. La réduction, ces vingt dernières années, du nombre de lits est la réponse institutionnelle à la réduction de la durée des séjours d'hospitalisation. Le projet Hôpital 2007 n'est en rien un début de privatisation de l'hôpital public. Je reconnais que le prochain mode de tarification rapporté à l'activité médicale peut induire des effets pervers que nous devrons prévenir via une meilleure évaluation des conséquences de cette réforme.

Mais comment pourrions-nous nous opposer à un système qui lie les allocations de ressources à l'activité médicale effective ? Tous les pays occidentaux ont accepté ce système. Sortir de la crise ne peut passer que par le développement d'une démarche de qualité et d'un soutien aux réseaux de soins qui émergent en France mais sont insuffisamment organisés. C'est le seul fil rouge qui réunira les usagers, les professionnels de santé et les payeurs. La nostalgie d'un passé idéalisé est un cul-de-sac. J'espère que ceux qui semblent enfermés dans une revendication rigide, une crispation stérile et dans une forme d'immobilisme ne seront pas, sur le fond, allergiques à une telle analyse.

Propos recueillis par Jean-Yves Nau